Chez l’abeille, comme chez l’homme, qu’est-ce qui détermine le comportement, la santé et l’intelligence ? Les gènes ou l’environnement, l’inné ou l’acquis ? Jusqu’où un individu est-il le fruit de son patrimoine génétique ? Et jusqu’où celui de l’éducation inculquée par ses parents ? Ce n’est que depuis quelques années que les scientifiques sont capables de répondre, en partie, à ces questions.
La réponse : ce n’est pas le patrimoine génétique ou l’environnement qui caractérise un individu, mais bien l’interaction des deux. Bien sûr, chaque individu dispose de variantes de gènes qui le prédestinent plus ou moins à la suralimentation, à la dépression ou aux performances intellectuelles. Mais l’environnement peut influer sur l’activation et la désactivation de ces gènes. Chez les abeilles, une substance contenue dans la gelée royale bloque une enzyme appelée DNMT3, qui a la capacité de désactiver certains gènes en bloquant la lecture des informations génétiques. En inhibant cette enzyme, la gelée royale active un autre registre de développement et de comportement.
L’homme dispose lui aussi d’enzymes comme la DNMT3, qui permettent à l’environnement de réguler l’activité de ses gènes et de laisser une « marque dans le patrimoine génétique », affirme Rudolf Jaenisch, du Whitehead Institute à Cambridge. De tels effets sont toutefois difficilement mesurables chez l’homme, car ils sont souvent actifs pendant plusieurs dizaines d’années. Dès lors, comment savoir si l’intelligence ou la suralimentation est déterminée uniquement par la combinaison génétique ou par l’éducation, la formation et l’alimentation ?
Des études menées sur une population normale n’ont pas permis aux scientifiques de comprendre les variations de gènes responsables de la suralimentation ou de la dépression. Ainsi, chez 2 000 Berlinois pris au hasard, non seulement les habitudes alimentaires et les modes de vie varient, mais leur patrimoine génétique reflète généralement le melting-pot culturel des siècles précédents. Noyé dans cette diversité, l’impact de quelques mutations génétiques est aussi facile à repérer qu’un touriste au milieu de la foule qui se presse autour de la porte de Brandebourg.
Dans leurs laboratoires, les scientifiques étudient des souris génétiquement quasi-identiques et leur donnent des portions de nourriture standardisées. Ainsi, ils peuvent observer si une surdose quotidienne de sucre fait davantage grossir les souris d’un certain génotype que celles ayant une autre variante de gènes. Ou si l’absence de relations sociales ou certaines combinaisons génétiques rendent les souris dépressives. Chez l’homme, de telles expérimentations sont impossibles. A moins d’avoir un groupe d’individus qui remplissent eux-mêmes les conditions idoines, comme les Amish.
En 1737, 500 migrants du Palatinat, d’Alsace, du pays de Bade et de Suisse ont débarqué à Philadelphie après 83 jours en mer. Depuis qu’ils se sont installés en Pennsylvanie, les membres de cette secte protestante se marient entre eux. Par conséquent, leur diversité génétique est presque aussi limitée que chez les souris de laboratoire. Les études menées sur des Amish permettent de comprendre beaucoup plus simplement si telle maladie ou tel comportement dépend de facteurs génétiques ou environnementaux. Les Amish organisent en grande partie leur environnement de la même manière, car leur « Ordre » établit qu’il faut renoncer aux automobiles, aux portables et à bien d’autres outils techniques pour mener une vie qui plaise à Dieu. De plus, il réglemente aussi un mode de vie et un régime alimentaire de type artisanal et paysan. C’est ainsi que les scientifiques ont découvert une mutation du gène Hsl qui joue un rôle dans le métabolisme des lipides et augmente le risque de diabète dû à l’âge. Avec une prévalence de 0,2 %, la mutation est trop rare chez les non-Amish pour qu’une étude puisse en constater les effets. Chez les Amish, près de 5 % des 2 700 participants à l’étude étaient porteurs de cette mutation.
Manel Esteller a lui choisi une autre voie pour étudier l’influence des gènes et de l’environnement. Au Centre national espagnol de cancérologie de Madrid, il a suivi plusieurs jumeaux dont le patrimoine génétique est par nature presque identique. Plus les jumeaux étaient jeunes et avaient vécu longtemps ensemble, plus le modèle d’activité de leurs gènes – leur épigénome – était semblable. Il a pu observer que les différences étaient plus importantes chez ceux qui avaient été séparés plus tôt ou qui avaient des habitudes alimentaires différentes.
Les effets des différences épigénétiques sur les gènes humains restent encore peu connus. Chez les souris, ils peuvent être si importants que leurs poils changent de couleur : si des souris qui ont génétiquement des poils bruns-jaunes consomment beaucoup d’acide folique, leur pelage vire au brun. Au contraire, un manque d’acide folique fait jaunir leurs poils et conduit à multiplier le risque de diabète, d’obésité et de certains cancers.
Si l’environnement a bien des effets sur l’estomac, il impacte aussi les gènes des cellules nerveuses. Les souriceaux maternés par leurs parents développeront moins de symptômes de stress à l’âge adulte que les bébés délaissés, et deviendront à leur tour de bons parents. Cela n’a rien à voir avec le fait que telle famille transmette le gène de la « bienveillance », et telle autre non. Si on confie les souriceaux de parents insensibles à d‘autres plus attentionnés, ils deviendront eux-aussi de bons parents résistants au stress. Là encore, les groupes méthyle des gènes du stress jouent un rôle : en effet, le comportement de la mère – l’environnement donc – a apparemment un impact sur l’activité du gène du stress. Quant à savoir si cette interaction des gènes et de l’environnement explique à cent pour cent pourquoi les traumatismes de l’enfance peuvent déclencher des dépressions des années plus tard ou influencer le quotient intellectuel, les scientifiques ont encore de belles années de recherche devant eux.
Source: Texte original allemand de Sascha Karberg